Le Plus et le Moins

Erri De Luca

Les années d'éveil

« J'ai quitté jeune la maison de mes parents. Je me suis détaché de ma ville d'origine, de mon avenir tout préparé. Je suis parti à l'aveuglette, billet d'aller simple. (...) J'ai fait l'expérience de la liberté, qui n'est pas une liste de droits dont profiter, mais un danger. » Pour la première fois de sa fertile carrière de romancier, l'écrivain italien analyse, en trente-sept séquences, les grandes expériences qui l'ont forgé. Son enfance napolitaine, sa découverte de la nature lors de virées avec d'autres lycéens sur l'île d'Ischia, son engagement militant durant les années « de plomb » qui ont bouleversé l'Italie, son long séjour à Paris, son apprentissage de la fraternité entre travailleurs dans les usines et sur les chantiers sont saisis avec justesse et nuances par un homme qui connaît mieux que personne le poids de la langue. Mais le plus émouvant, ce sont les pages consacrées à sa famille et écrites dans la solitude d'aujourd'hui : la fidélité du père à l'égard du fils « égaré », la magnifique figure de la mère... Un livre qui éclaire l'oeuvre et le parcours d'un des écrivains les plus singuliers de notre temps. Lire la suite

208 pages | Couverture brochée en couleurs | Format: 110x185

Chapeau

Citation presse

Extrait

Le 18 janvier, c'est l'anniversaire de ma mère. Elle aurait quatre-vingt-dix ans. Elle les aurait voulus, elle n'était pas lasse de vivre, de lire. « Qui sait s'il y aura des livres là où je vais » : je n'ai jamais entendu quelqu'un parler d'un au-delà pourvu d'une bibliothèque. Les pages lui ont tenu compagnie mieux que moi.
Elle relisait les grands romans de Proust, Dostoïevski, Tolstoï, le jour et même la nuit quand le sommeil cessait.
« E dimme quaccheccosa, nun me lassa' accussì (Et dis-moi quelque chose, ne me laisse pas comme ça.) » : elle me disait tout à coup la phrase de la chanson de Pino Daniele, pendant le dîner, moment où j'étais encore plus silencieux et fermé, silencieux et vidé par ma journée sur la chantier. Je mangeais en pensant à un vers de ma lecture faite tôt le matin, à une prise que je n'arrivais pas à tenir le dimanche, en tentant une voie en montagne.
« E dimme quaccheccosa, nun me lassa' accussì » : je me réveillais de mon absence avec un sourire idiot, sans savoir quoi dire ni lui offrir la compagnie dont elle avait besoin. Aujourd'hui, sa voix qui brisait le silence avec la phrase de la chanson cogne dans ma tête, comme un mal de dents. (...) J'écoutais et réécoutais des noms de personnes qui lui étaient chères et pour moi disparues. Je me sentais loin et je me trompais. Les images de son album me concernaient toutes. J'étais fait d'elles, c'étaient mes ingrédients, bien plus que mes parents. A travers ces personnes, elle me parlait de moi. Elle me faisait savoir que moi j'étais cette foule.
A présent, elle aussi fait partie de l'histoire. Dans ma cuisine, le soir, assis à notre table déserte, je mâche mon dîner les yeux dans mon assiette et j'avale les manques dont je suis composé.

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